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La hausse des prix des produits de base, provoquée par la crise entre la Russie et l'Ukraine, menace de fragiliser l'économie du Kenya et d'accroître la pauvreté

Une grande partie de l'attention accordée aux conséquences du conflit russo-ukrainien sur la sécurité alimentaire s'est concentrée sur les pays fortement dépendants des importations de blé de la région de la Mer Noire. Étant donné le rôle important que jouent les produits à base de blé dans le régime alimentaire des populations d'Égypte, du Soudan, du Yémen, du Liban et d'autres pays, l'interruption du commerce du blé de la Mer Noire et la hausse des prix ont suscité de vives inquiétudes quant à l'augmentation des niveaux d'insécurité alimentaire, de pauvreté et d'instabilité dans le monde.

Mais de nombreux pays sont touchés par les hausses de prix de toute une série de produits de base (certains antérieurs à la guerre), notamment les engrais, les huiles comestibles et le maïs, ainsi que le pétrole, le gaz naturel et d'autres produits énergétiques. Comment ces fortes hausses des prix internationaux affectent-elles les pays et les populations, et comment les pays peuvent-ils y répondre ? Notre récente étude de modélisation axée sur le Kenya suggère que la hausse des prix, notamment des engrais, réduira la croissance du PIB et augmentera les taux de pauvreté dans le pays, plaçant environ 1,4 million de personnes de plus en dessous du seuil de pauvreté.

 Les prix sont en hausse au Kenya

L'inflation au Kenya a atteint 7,1% en mai 2022, principalement sous l'effet conjugué de la hausse des prix mondiaux des produits de base et de la dépréciation du taux de change (Banque Centrale du Kenya). La majorité du maïs, du riz et du blé sur le marché domestique du Kenya - y compris les farines de maïs et de blé - sont produits localement, tandis qu'environ 45% des huiles alimentaires sont importées. Le carburant et les autres produits pétroliers sont presque tous importés. Selon l'année, environ 30 à 50% des grains de blé transformés au Kenya pour la consommation finale ou utilisés par les industries de transformation alimentaire proviennent de Russie et d'Ukraine, et les huiles comestibles importées proviennent principalement d'Indonésie et de Malaisie (base de données COMTRADE de l'ONU, 2022). Si la quasi-totalité des engrais chimiques sont importés au Kenya, une part relativement faible provient de Russie - environ 9,3% de la valeur totale des engrais importés en 2021 (base de données COMTRADE de l'ONU). Les importations de produits pétroliers du Kenya proviennent principalement du Moyen-Orient.

Figure 1

La hausse des prix entraîne des répercussions négatives sur l'économie et la pauvreté au Kenya

La quasi-totalité des produits de base touchés par les récentes crises mondiales sont consommés directement par les ménages et utilisés pour la production d'autres secteurs en tant qu'intrants intermédiaires. En utilisant le modèle RIAPA (Rural Investment And Policy Analysis) de l'IFPRI pour le Kenya, nous évaluons les impacts probables des crises mondiales actuelles sur l'économie et la population kenyane en prenant en compte les liens intersectoriels et les impacts sur les différentes chaînes d'approvisionnement.

L'étude indique que le produit intérieur brut (PIB) du Kenya pourrait baisser de 0,8% en 2022 par rapport à une situation sans crise mondiale des prix des produits de base. Plus de 50% des pertes de PIB sont imputables à l'agriculture, principalement en raison de la hausse des prix des engrais et de l'effet négatif sur la productivité associé à la réduction de leur utilisation par les agriculteurs (figure 2). (L'étude part du principe qu'une augmentation de 100% des prix réels des engrais entraîne une baisse de 15% de l'utilisation des engrais et que les agriculteurs qui n'utilisent pas d'engrais chimiques sont environ 20% moins productifs que ceux qui en utilisent).

Figure 2

La consommation des ménages est également négativement affectée par la hausse des prix mondiaux - en particulier la hausse des prix des carburants qui augmente les prix du marché pour de nombreux biens de consommation et services. La baisse de la consommation est plus importante pour les ménages situés vers l'extrémité inférieure de la répartition des revenus, ce qui entraîne une augmentation des inégalités et une plus grande pauvreté.

Selon le rapport le plus récent de l'enquête intégrée sur les ménages au Kenya (KNBS en anglais, 2018), le taux global de pauvreté était de 36,1%, avec un taux de pauvreté rurale de 40,1% et un taux urbain de base de 29,4%, respectivement, en 2016. (Le seuil de pauvreté est défini comme des dépenses individuelles inférieures à 31,90 dollars par mois dans les zones rurales et périurbaines, et inférieures à 58,80 dollars dans les zones urbaines centrales).

La hausse des prix mondiaux conduit à une augmentation du taux de pauvreté national au Kenya de 2,5 points de pourcentage, tandis que le taux de pauvreté rurale augmente davantage, de 3,1 points de pourcentage, contre 1,4 point de pourcentage pour le taux de pauvreté urbaine (panneau A de la figure 3) - cela équivaut à 1,4 million de personnes supplémentaires passant sous le seuil de pauvreté (panneau B de la figure 3). La majeure partie de l'augmentation de la pauvreté est causée par le choc des engrais, et l'augmentation absolue de la population pauvre est plus importante dans les zones rurales, où se concentre un plus grand nombre de personnes pauvres.

Figure 3

Le gouvernement kenyan répond par des subventions aux engrais et au carburant

Pour atténuer les effets de la hausse des prix mondiaux sur les consommateurs et les producteurs, le gouvernement Kenyan a mis en place plusieurs mesures fiscales, notamment des subventions aux engrais et aux carburants. En avril 2022, le gouvernement avait budgétisé un total de 5,7 milliards de shillings kenyans (49,6 millions de dollars) pour subventionner 114 000 tonnes d'engrais pour les cultures. Comme la saison des plantations était déjà en cours, des preuves anecdotiques suggèrent que les agriculteurs ont largement pris leurs décisions en matière de plantation et d'adoption d'engrais avant que le mécanisme de subvention ne soit pleinement mis en œuvre.

Le gouvernement a introduit un contrôle des prix dans le secteur de l'énergie en 2011, et a créé en 2020 un fonds de stabilisation qui est devenu opérationnel en avril 2021. En avril 2022, le gouvernement avait déjà versé 49,2 milliards de shillings kenyans (425,8 millions de dollars) aux négociants en pétrole pour maintenir les prix du carburant dans le pays à une marge raisonnable. Compte tenu de la persistance des prix élevés du pétrole, le fonds actuel ne devrait pas suffire à maintenir les prix des carburants aux niveaux d'avant la guerre en Ukraine.

Options de politiques

À court terme, les subventions aux engrais et aux carburants peuvent partiellement atténuer les effets des chocs mondiaux sur les producteurs et les consommateurs kenyans. Étant donné que les prix mondiaux des engrais resteront probablement élevés, en raison des contraintes budgétaires, des programmes de subvention des engrais plus ciblés pourraient être nécessaires avant la prochaine saison de plantation. Il est également important de maintenir la disponibilité des engrais en temps voulu.

Toutefois, à l'avenir, le Kenya devra développer sa production nationale d'engrais pour réduire sa dépendance à l'égard des importations. Le gouvernement a poursuivi cette stratégie, en autorisant le secteur privé à importer des engrais et à les assembler dans le pays pour des cultures spécifiques. Le gouvernement devrait également envisager d'encourager les investissements du secteur privé pour établir une production d'engrais à part entière au Kenya et/ou plus largement, dans toute l'Afrique de l'Est.

Compte tenu de l'impact de la crise actuelle sur les pauvres, les filets de sécurité sociale devraient être temporairement déployés, y compris les programmes de transferts monétaires existants tels que les transferts monétaires pour les Orphelins et les Enfants Vulnérables (OEV), les transferts monétaires pour les Personnes Gravement Handicapées (PGH), le Programme Filet de Sécurité contre la Faim (Hunger Safety Net Program) et les transferts monétaires sensibles à la nutrition. Il est également possible d'améliorer l'efficacité de ces programmes, notamment en s'attaquant aux problèmes épineux que sont le décaissement tardif des fonds et les retards dans le ciblage et l'inscription des bénéficiaires, entre autres.

La crise mondiale actuelle souligne l'urgence à long terme d'une transformation vers une économie verte. Actuellement, 75 % de l'électricité du Kenya est produite à partir de sources d'énergie hydraulique, éolienne, solaire et géothermique, et il existe d'importantes possibilités d'accroître la production et de favoriser la croissance verte dans les secteurs de l'industrie et des services.

L'accroissement de la production et de la productivité agricoles nécessitera quant à lui une augmentation des investissements publics et privés dans l'agriculture, une amélioration du climat des affaires et une mise en œuvre plus efficace des projets d'investissement agricoles et connexes dans le cadre de la Vision 2030 et du Programme Big 4 du gouvernement.

Notre étude indique que la hausse des prix des principaux produits de base, provoquée par la guerre entre la Russie et l'Ukraine, pèse sur l'économie kenyane, les pauvres payant le plus lourd tribu. Une combinaison d'actions à court et à long terme de la part du gouvernement, des entreprises et des partenaires internationaux peut contribuer à atténuer ces impacts et à renforcer l'économie du pays contre les chocs futurs.

Clemens Breisinger est chargé de recherche et Responsable du Programme Pays pour le Kenya à l'IFPRI ; Xinshen Diao est Directeur Adjoint de la Division Stratégie de Développement et Gouvernance (DSGD en anglais) de l'IFPRI ; Paul Dorosh est Directeur de la DSGD ; Juneweenex Mbuthia et Lensa Omune sont chargés de recherche à la DSGD ; Edwin Ombui Oseko est un agent de l'Unité de Promotion des Engrais du Ministère de l'Agriculture, de l'Élevage, de la Pêche et des Coopératives du Kenya ; Angga Pradesha est un Analyste de Recherche Senior de la DSGD ; James Thurlow est un Chercheur Senior de la DSGD. Cet article est basé sur une recherche qui n'a pas encore été examinée par des pairs. Les opinions exprimées sont celles des auteurs.

Cet article est tiré d'une étude récente menée par l'IFPRI avec le soutien financier de la Fondation Bill & Melinda Gates (BGMF), du Foreign, Commonwealth & Development Office (FCDO) du Royaume-Uni et de l'Agence Américaine pour le Développement International (USAID). L'étude utilise des modèles développés avec le soutien continu de la BMGF, de l'USAID et de l'initiative Foresight and Metrics du CGIAR. L'étude a également bénéficié de la collaboration de l'initiative National Policies and Strategies (NPS) du CGIAR et du programme national de l'IFPRI au Kenya. Merci à Joseph Karugia, ILRI, responsable national du CGIAR pour le Kenya, d'avoir facilité la réunion technique sur les NPS et aux représentants du Ministère de l'Agriculture, de l'Élevage, de la Pêche et des Coopératives, de l'Organisation de Recherche sur l'Agriculture et l'Élevage du Kenya, de l'Institut Tegemeo, de l'Institut Kenyan de Recherche sur les Politiques Publiques, de l'Université Egerton, ainsi qu'aux représentants du secteur privé et aux autres parties prenantes d'avoir participé à cette réunion technique sur les NPS et d'y avoir apporté leurs précieuses contributions.

Source: IFPRI.org