Article du Blog

Revaloriser les cultures négligées : une solution alimentaire et climatique pour l’Afrique

Alors que les crises alimentaire et climatique continuent de faire des victimes dans le monde entier, une solution sous-estimée – les cultures négligées – pourrait être un outil puissant pour atténuer ces deux crises dans l’une des régions les plus touchées : l’Afrique.

Les cultures négligées – y compris les céréales comme le sorgho et le mil, et les légumes comme l’amarante, l’aubergine et le chou frisé – sont également appelées cultures « indigènes », « perdues », « locales », « orphelines », « traditionnelles » ou « sous-utilisées », ou comme ingrédients dans des « aliments oubliés ». Ces termes englobent divers aspects de ces cultures importantes : elles sont indigènes ou locales d’une région spécifique (par exemple, des régions d’Afrique) ; elles ont traditionnellement été la base d’aliments hautement nutritifs, mais au fil du temps, elles ont été délaissées ou oubliées par beaucoup et donc orphelines ; et elles sont maintenant sous-utilisées par les agriculteurs et les producteurs et, de même, négligées par les consommateurs, les sélectionneurs de plantes, les décideurs et les donateurs.

La revalorisation des cultures négligées n’est pas un sujet nouveau, mais l’idée a pris un nouvel élan en 2023, lorsque les Nations Unies ont déclaré l’Année Internationale du Mil. Cet article plaide en faveur de la réintroduction et de l’intensification de la culture et de l’utilisation de ces spéculations, qui offrent un moyen prometteur de faire face aux crises alimentaire et climatique, en particulier pour l’Afrique.

Les cultures négligées étaient traditionnellement cultivées pour la subsistance, mais ont été progressivement remplacées au cours du 20e siècle par des cultures mieux adaptées à l’agriculture commerciale. Le secteur agroalimentaire, en voie de mondialisation, s'est de plus en plus spécialisé, intensifié et concentré. Parallèlement à la modernisation et à l’urbanisation, la recherche de toujours plus d’efficacité et de productivité a conduit à la domination de très peu (sans doute trop peu) de sources alimentaires. Une poignée de cultures de base ont remplacé la gamme autrefois large de cultures vivrières ; 75% des variétés de cultures ont disparu au cours du 20e siècle. En 2020, seulement trois cultures végétales (maïs, riz et blé) représentaient 41% de l’apport calorique mondial. Comme le montre la figure 1, la croissance de la superficie de production de ces trois principales cultures (en bleu) en Afrique a largement dépassé celle des céréales traditionnelles (en orange), comme le sorgho et le mil.

Figure 1

Les cultures négligées ont été abandonnées car les producteurs se concentraient sur des cultures moins abondantes et plus rentables et que les consommateurs préféraient des cultures plus pratiques qui pouvaient plus facilement être transformées en produits alimentaires.

Pourquoi revaloriser les cultures négligées ? Une partie de la réponse réside dans l’augmentation du nombre d’options alimentaires et la diversification des marchés afin de créer un approvisionnement alimentaire mondial plus sûr face à des chocs plus fréquents.

Les multiples crises de ces dernières années ont révélé de nombreuses faiblesses dans les systèmes alimentaires. Des événements tels que les ralentissements économiques locaux et mondiaux, les conflits politiques et militaires, les phénomènes météorologiques extrêmes liés au climat, les pandémies, y compris la COVID-19, et les ravageurs et les maladies des cultures, se sont combinés pour faire grimper les prix des denrées alimentaires et plonger des millions de personnes dans la faim. Ces crises ont particulièrement et durement frappé l’Afrique, laissant le continent à haut risque : plus d’un Africain sur cinq, soit 278 millions de personnes, souffre de faim chronique, et l’inflation des prix alimentaires en Afrique a dépassé 20% en juin 2022 (son plus haut niveau depuis le début du suivi de l’indicateur il y a plus de 20 ans).

Les impacts du changement climatique sont particulièrement importants : d’une part, ils affectent déjà la sécurité alimentaire et la nutrition et devraient continuer à réduire la productivité des cultures ; d’autre part, les systèmes alimentaires sont responsables de 34% des émissions brutes mondiales de gaz à effet de serre. Encore une fois, ces impacts touchent fortement l’Afrique. Les phénomènes météorologiques extrêmes dans la Corne de l’Afrique, par exemple, devraient aggraver l’insécurité alimentaire et entraver les progrès vers la réduction de la malnutrition, portant le nombre de personnes confrontées au niveau crise ou pire à 23-26 millions si la sécheresse en cours se prolonge pour une cinquième saison.

Comment les cultures négligées peuvent-elles faire partie de la solution en Afrique ?

L’expansion de l’utilisation de cultures négligées peut aider à diversifier l’agriculture et les systèmes alimentaires et à introduire une plus grande variété d’aliments dans les approvisionnements mondiaux – y compris des céréales, des fruits et légumes, des tubercules plus nutritifs – tout en renforçant la résilience au changement climatique et en assurant des emplois et d’autres sources de revenus aux agriculteurs. Grâce à des interventions parallèles et à des investissements appropriés, y compris dans une production agricole supplémentaire, la diversification des sources alimentaires peut contribuer à réduire la vulnérabilité des consommateurs à la volatilité des prix des aliments et à accroître la stabilité des prix alimentaires à la consommation.

Les cultures négligées offrent également une gamme d’options pour améliorer la diversité alimentaire. Beaucoup ont une densité nutritive relativement élevée, ce qui les rend particulièrement attrayantes. De nombreuses cultures de base négligées sont également plus nutritives que les cultures de base dominantes. Le mil, le fonio et le teff ont une teneur en fer plus élevée que le maïs, le riz et le blé, bien que les trois derniers continuent de remplacer le premier (voir encadré 1). Comme le montre la figure 2, les céréales traditionnelles (en orange) ont également une teneur en acides aminés relativement plus élevée que les cultures non indigènes (en bleu). Les acides aminés sont essentiels pour la santé humaine et contribuent à une meilleure nutrition.

Figure 2

Les avantages nutritionnels des cultures négligées sont particulièrement importants comptes tenus des problèmes de malnutrition et de pauvreté en Afrique. Les faibles revenus sont généralement associés à des régimes alimentaires moins nutritifs qui, à leur tour, entraînent un certain nombre de problèmes de santé publique. Ainsi, l’amélioration de la disponibilité et le maintien de l’abordabilité des aliments fabriqués à partir de cultures négligées offrent un moyen nutritif pour lutter contre la malnutrition et améliorer les résultats sanitaires, en particulier pour les ménages à faible revenu, en augmentant la teneur en nutriments et en diversifiant les régimes alimentaires.

Les cultures négligées peuvent également être préférables aux aliments de base dominants en raison de leur adaptation inhérente à l’environnement naturel et aux conditions locales. Les cultures négligées tolèrent mieux les précipitations irrégulières et les sols infertiles, prospèrent mieux dans des conditions sèches et même en période de sécheresse, et réussissent souvent là où d’autres cultures échouent. Ils se caractérisent également par une efficacité élevée d’utilisation de l’eau et de l’azote, nécessitant moins d’eau  et peu ou pas d’intrants chimiques comme les engrais synthétiques et les pesticides. Beaucoup sont donc aptes à la culture marginale et traditionnelle en Afrique, y compris dans la partie aride de la Corne de l’Afrique. L’Afrique étant particulièrement vulnérable aux impacts du changement climatique, la tolérance de ces cultures aux variations de précipitations et de température est un atout important.

Parce qu’elles ont longtemps été marginalisées sur le plan économique, les cultures négligées recèlent également un énorme potentiel de création de nouveaux marchés, emplois et revenus, de la production à la valeur ajoutée et à la distribution. Les légumes traditionnels, tels que l’amarante, l’aubergine  et le chou frisé, sont déjà et de plus en plus populaires parmi les segments les plus riches de la population mondiale et font progressivement leur chemin vers les marchés de consommation traditionnels. Selon la culture, des marchés de niche pourraient être développés ou une adoption plus généralisée pourrait être encouragée pour les céréales traditionnelles telles que le quinoa cultivé en Amérique latine.

 


Encadré 1 : Qu’est-ce que le fonio et comment aide-t-il les agriculteurs en Afrique de l’Ouest ?


Yolélé Foods revalorise le fonio, une céréale de culture indigène d’Afrique de l’Ouest. Depuis 2017, la société, basée aux États-Unis et partenaire d’agriculteurs ouest-africains, réintroduit le fonio « pour créer des opportunités économiques pour les communautés de petits exploitants agricoles ; soutenir leurs systèmes agricoles biodiversifiés, régénérateurs et résilients au climat ; et de partager les ingrédients et les saveurs de l’Afrique avec le monde ». Selon le cofondateur et PDG  de la société, Philip Teverow, la hausse des prix du blé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a souligné « la folie de dépendre des céréales importées ... Et la folie de ne pas se tourner vers des cultures adaptées depuis des millénaires au climat et au sol de l’Afrique de l’Ouest.


En 2022, l’entreprise a investi dans une usine de transformation du fonio au Mali, avec le soutien d’une subvention de 2 millions de dollars de l’USAID. Ce projet s’alignait sur la stratégie de l’entreprise consistant à « construire des installations de transformation en Afrique de l’Ouest capables de transformer les récoltes en aliments destinés à être vendus localement et mondialement » et devrait créer près de 14 000 emplois et générer 4,5 millions de dollars de ventes pour les petits exploitants agricoles sur deux ans. La capacité supplémentaire servira à approvisionner Yolélé Foods ainsi que d’autres entreprises internationales intéressées par l’approvisionnement en fonio.


 

La mise en place des chaînes de valeur pour les cultures négligées peut également favoriser l’intégration du secteur informel (qui prévaut en l’absence d’un marché développé) ainsi qu’une plus grande inclusion des petits exploitants ruraux et des femmes. Comme l'exploitation des cultures traditionnelles et moins lucratives incombe souvent aux femmes, les cultures négligées offrent l’occasion de donner aux agricultrices les moyens d’étendre leurs plantations et leurs récoltes, à condition que l’utilisation des cultures dans la cuisine soit également facilitée par des innovations qui rendent leur préparation plus facile et moins longue. La relance des cultures négligées peut également renforcer le rôle des connaissances autochtones dans la lutte contre les crises alimentaire et climatique.

En soi, revaloriser les cultures négligées n’est pas une panacée pour tous les problèmes alimentaires et climatiques. La réintroduction du mil en monoculture, par exemple, ne générerait pas la diversité biologique, végétale et alimentaire souhaitée, ni ne résoudrait le problème des sols dégradés. C’est pourquoi la réintroduction des cultures négligées doit s’accompagner de politiques et de pratiques qui favorisent l’alignement sur le programme plus large de développement durable.

Que faudra-t-il pour revaloriser les cultures négligées ?

Le potentiel des cultures négligées pour le système agroalimentaire d’aujourd’hui peut être libéré avec la bonne combinaison de technologies, d’approches et de pratiques modernes et traditionnelles pour assurer une productivité et une rentabilité accrues des cultures et de l’économie, ainsi qu’un alignement sur les préférences des consommateurs.

Par exemple, davantage de recherche et d’innovation sont nécessaires pour évaluer et assurer la disponibilité des éléments nutritifs dans ces cultures, y compris l’examen des répercussions de la transformation et de l’entreposage sur la valeur nutritive. Davantage d’investissements et de recherches sont également nécessaires pour assurer et offrir une évolutivité dans leur récolte, leur transformation et leur distribution.

D’autres qualités précieuses des cultures négligées, telles que la résilience climatique et l’efficacité de l’utilisation de l’eau, devraient être promues auprès des agriculteurs par le biais d’incitations financières soigneusement conçues, d’une assistance technique et de services de vulgarisation. La collecte de données en quantité et de meilleure qualité sera importante pour stimuler les investissements dans la recherche et le développement et la conception de programmes et de politiques efficaces. Ces besoins devraient être pris en compte par la nouvelle initiative, en plusieurs phases,  Vision for Adapted Crops and Soils (VACS), lancée en février par l’Envoyé spécial du Bureau pour la Sécurité Alimentaire Mondiale du Département d’État Américain, Cary Fowler, en partenariat avec l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO) et l’Union africaine (UA).

Les cultures négligées ont également besoin de marchés viables et d’une forte demande des consommateurs. Les agriculteurs n’ont aucun intérêt à cultiver des produits non commercialisables et non échangeables ; Et les consommateurs ne veulent généralement pas manger des aliments inconnus qu’ils ne savent pas préparer. Il est donc important de créer des marchés locaux et régionaux grâce à des incitations et des investissements publics, y compris le développement des infrastructures, des réglementations et des subventions pour les acteurs tout au long de la chaîne d’approvisionnement, ainsi que des politiques d’approvisionnement, des campagnes éducatives et promotionnelles et l’intégration commerciale régionale du côté de la demande.

L’expansion de l’adoption des cultures négligées dépendra également de la promotion d’un environnement favorable grâce à des mesures telles que l’amélioration de l’accès à la terre, aux intrants agricoles et aux services financiers, et la prise en compte des préférences des agriculteurs et des marchés, des niveaux d’éducation et du statut socio-économique des ménages. Pour renforcer le financement public, des fonds privés provenant de sources internationales et nationales seront nécessaires. 

Conclusion

Avec la bonne combinaison d’interventions, les cultures négligées peuvent être une solution durable pour l’alimentation et le climat pour l’Afrique. Le manque actuel de financement et d’infrastructure ne devrait pas être une excuse pour éviter d’agir. Il s’agit plutôt d’une autre occasion de répondre aux besoins de financement et de développement de l’Afrique. Les acteurs et les défenseurs du développement durable devraient tous se rallier à la réintroduction et à l’intensification des cultures négligées. Leurs nombreux avantages montrent clairement qu’ils ne doivent plus être négligés.

Lysiane Lefebvre est conseillère politique et chef de projet au Centre Shamba pour l’alimentation et le climat ;  David Laborde est Directeur de la Division de l’économie agroalimentaire de la FAO et ancien chercheur principal de l’IFPRI ;  Valeria Piñeiro est chef par intérim de la région Amérique latine de l’IFPRI et coordinatrice principale de la recherche au sein de l’unité Marchés, Commerce et institutions. Les opinions sont celles des auteurs. 

Source: IFPRI.org