Sécurité alimentaire en Afrique: les statistiques de commerce international, nerf de la guerre
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Par : Antoine Bouët, Brahima Cissé and Fousseini Traoré
Mark Twain disait qu’il y a trois sortes de mensonges : les petits, les gros, et les statistiques. Pourtant, les statistiques sont un outil fondamental pour la politique économique et les décisions des gouvernements, des institutions internationales et même du secteur privé. Il en va ainsi des statistiques de commerce international. Celles-ci permettent d’abord de déterminer la balance courante d’un pays, donc s’il vit au-dessus ou au-dessous de ses moyens, information cruciale pour la politique macroéconomique. Le détail de ces flux commerciaux permet d’identifier les secteurs dans lesquels un pays a des avantages comparatifs et ceux où il a des désavantages comparatifs, mais aussi les pays avec lesquels ces flux sont plus ou moins intensifs. Cela permet de définir des actions structurelles pour améliorer la compétitivité de certains secteurs ou les relations commerciales avec certains pays. Ces mêmes statistiques apportent de nombreuses informations pour le secteur privé, car elles aident à identifier les secteurs dans lesquels il est intéressant d’investir et les pays qui deviennent des marchés prometteurs ou ceux qui apparaissent comme des concurrents de plus en plus compétitifs.
Marges d’erreur
Encore faut-il que les statistiques officielles de commerce international soient bien mesurées, ou au moins pas trop éloignées de la réalité ! Pour comprendre pour quelles raisons ces statistiques peuvent être significativement fausses, il faut avoir en tête les méthodes permettant leur collecte : soit les douaniers recensent tous les flux de marchandises traversant les frontières (source usuelle de collecte), soit les déclarations fiscales (TVA) et les transactions bancaires permettent aux banques centrales d’estimer ces flux (c’est la méthode adoptée dans l’Union européenne pour tracer les flux commerciaux européens dans cet espace sans frontières), soit les instituts nationaux de statistiques conduisent des enquêtes sur des échantillons représentatifs et extrapolent des résultats à l’échelle globale (méthode aux Etats-Unis pour évaluer le commerce entre Etats du pays). On peut bien entendu utiliser plusieurs méthodes car chacune a ses défauts.
Or les statistiques du commerce en Afrique, notamment dans le secteur des produits agricoles et alimentaires, sont connues pour être très mal mesurées, avec une marge d’erreur souvent considérable. Cela pénalise substantiellement les politiques de sécurité alimentaire des gouvernements du continent. En effet, pour connaître la disponibilité nationale d’un produit agricole et/ou alimentaire, une céréale par exemple, la seule connaissance de la production nationale de cette céréale ne suffit pas si on ne connaît pas aussi le montant de la production qui est exportée et le montant des importations. L’opération -production, moins exportations, plus importations- donne la disponibilité de cette céréale ou de ce produit dans ce pays.
Comment peut-on savoir que cette marge d’erreur est substantielle puisqu’on ne connaît que les chiffres officiels, et pas les vraies valeurs de commerce ? En fait les instituts nationaux africains de statistiques procèdent régulièrement à des enquêtes sur le terrain : pendant une période de temps et/ou sur un nombre limité de points de passage, des collecteurs, payés par le gouvernement, arrêtent tout convoi ou toute personne passant la frontière avec une marchandise. Au Bénin, par exemple, l’enquête ECENE (Enquête sur le Commerce Extérieur Non Enregistré) a conclu que la contrebande entre ce pays et le Nigéria portait sur un commerce 3,8 fois plus élevé en 2011 que le commerce officiel. L’enquête menée par le Rwanda en 2014 a conclu que le commerce non enregistré représentait 59 pourcents du commerce officiel réalisé avec ses quatre voisins (Burundi, Congo DR, Ouganda, Tanzanie). Plus récemment, depuis 2015, le Bureau Statistique de l’Ouganda estime à un peu plus de 15 pourcents la part des exportations non enregistrées dans les exportations officielles, grâce à une enquête journalière sur quasiment la moitié des postes-frontières du pays.
Ces marges d’erreur considérables s’expliquent, en Afrique, par une inefficacité et une faible incitation des douanes à effectuer ce recensement du fait notamment de la libéralisation du commerce des produits agricoles, la quasi-absence de déclarations fiscales et la faiblesse de la bancarisation des acteurs du commerce sur le continent. Ces enquêtes sont intéressantes, mais elles coûtent cher et sont entachées de nombreuses incertitudes : couverture de tous les postes-frontières et de tous les moyens de transport, représentativité de la période d’estimation.
Changer la donne
C’est avec le double objectif de combler ce vide statistique tout en définissant un moyen pérenne et auto-financé de collecte de données fiables de commerce agricole et alimentaire en Afrique de l’Ouest que le projet « Agriculture Familiale, Marchés Régionaux et Corridors Commerciaux Transfrontaliers au Sahel » (FARM-TRAC selon l’acronyme anglais) a été lancé en juin 2020.
Doté d’un financement initial accordé par le Fonds International de Développement Agricole (FIDA) des Nations Unies, et soutenu par l’Agence de Développement International des Etats-Unis, un des objectifs du projet est de collecter des données sur le commerce agricole et alimentaire sur tous les corridors commerciaux de la région Afrique de l’Ouest en s’appuyant sur l’Association Ouest Africaine du Commerce Transfrontalier des produits Alimentaires, Agro-sylvo-pastoraux et Halieutiques (AOCTAH). L’originalité du projet est d’organiser cette collecte de statistiques en collaboration avec les interprofessions (céréales, bétail et viandes, fruits et légumes, …) de la région, ce qui facilite considérablement la coopération avec les opérateurs économiques. Des procédures ont été mises en place pour enregistrer et collecter cette information en temps réel, la mettre aux standards internationaux des douanes, éviter le double comptage, identifier des valeurs anormales et contrôler la qualité de l’information.
Sont aussi collectées des données sur le nombre de contrôles illégaux mis en place par la gendarmerie, la police ou les douaniers le long de ces corridors, ainsi que le montant des paiements demandés par ces officiels. Ce qui est appelé pudiquement des « tracasseries administratives » est en effet une pratique courante dans la région.
Le secteur privé y trouve son compte, car une plateforme électronique ECO-ICBT (http://www.eco-icbt.org/fr/) a été mise en place pour fournir en temps réel une information sur les volumes et les valeurs des produits échangés entre pays de la région, mais aussi le nombre de points de contrôle et le montant des paiements illégaux perçus par les services de police et de douane le long des corridors routiers. Pour pérenniser le projet sans financement extérieur, le prélèvement d’une part modique sur chaque transaction sera mis en place par le Bureau d'Information Commerciale et d'Assistance aux Frontières avec l’assistance technique du Centre International de Commerce des Nations Unies.
Les institutions statistiques nationales des 15 pays de la région, mais aussi le service statistique de la CEDEAO (Communauté Economique Des Etats de l’Afrique de l’Ouest) vont bénéficier de ces statistiques pour améliorer la mesure du commerce intrarégional agricole et alimentaire. Le processus d’intégration de ces données dans les statistiques officielles a commencé.
La mesure du commerce agricole et alimentaire est significativement améliorée. Par exemple la comparaison de données fournies par la plateforme ECO-ICBT et des données officielles montre qu’entre janvier et octobre 2020, pour la République Togolaise, la valeur totale du commerce (exports et imports) de produits ciblés par ECO-ICBT avoisinait 2,9 milliards de FCFA, alors que les valeurs enregistrées sur la base des statistiques douanières officielles du Togo sur ces mêmes produits ne représentent que 2,8 millions de FCFA, soit seulement 0,1% environ de la valeur fournie par la plateforme.
Last, not least, le projet contribue à mettre en œuvre le Programme régional d’appui à la régulation du commerce informel dans la CEDEAO (PARCI), dont les objectifs sont d’amener les opérateurs du commerce informel à enregistrer leurs opérations auprès des autorités officielles, de promouvoir l’intégration régionale, ce qui permettrait d’améliorer la situation économique des agriculteurs de la région en leur permettant de vendre sur davantage de marchés et de permettre aux populations d’accéder à une alimentation moins chère. Ce programme communique sur les pratiques anormales des autorités policières, militaires et douanières, met en place des procédures de facilitation douanière, et améliore l’information des opérateurs commerciaux sur les législations règlementaires.
Les statistiques économiques sont un outil essentiel pour le décideur politique. Dans les zones en développement, là où la sécurité alimentaire est loin d’être assurée, comme c’est le cas en Afrique de l’Ouest, des statistiques de commerce international, plus conformes à la réalité, mais aussi disponibles à très court terme, pourraient ainsi contribuer à identifier semaine après semaine, les zones où il existe un risque significatif de sous-alimentation et/ou de malnutrition. Il est possible en effet d’imaginer des projets permettant au fil de l’année d’identifier ces risques, car la production de chaque culture peut faire maintenant l’objet d’estimations fiables en temps quasi-réel grâce aux données satellitaires et aux données climatiques. Si on peut estimer la production en temps quasi-réel, et la coupler avec des statistiques fiables d’exportations et d’importations, on pourra établir par région, des bilans alimentaires fiables. Cela permettra d’anticiper les pénuries alimentaires plutôt que d’y répondre avec retard. Encore faut-il disposer de statistiques de commerce fiables, et en temps réel ! Un partenariat bien structuré entre opérateurs privés, interprofessions, instituts nationaux de statistiques et institutions internationales peut y contribuer.